Eric rouleau. Faut-il avoir peur 
des Frères musulmans ?

Publié le par pcfuzege

rouleau-photo1.jpgL’éclairage d’Eric Rouleau, journaliste, né en Égypte, écrivain, ancien ambassadeur et spécialiste du Moyen-Orient, sur le mouvement islamiste qui sert de repoussoir pour les chancelleries occidentales à l’idée de changements démocratiques.

Qui sont les Frères musulmans ?

Eric Rouleau. Beaucoup de mythes ont été propagés à leur propos. L’organisation a été créée en 1928 par un jeune instituteur égyptien du nom de Hassan El Banna. C’était la première fois dans le monde arabe que la religion était liée à la politique. Les Frères musulmans avaient deux objectifs : islamiser la société égyptienne et lutter contre l’occupation britannique. Ils sont restés très anti-impérialistes, mais aussi très conservateurs au plan social, notamment vis-à-vis des femmes et des minorités. Par la suite, leur mouvement a essaimé dans le monde arabe et inspiré la plupart des mouvements islamistes, comme le Hamas palestinien. Mais inspiration ne veut pas dire copie conforme, loin de là. Chaque mouvement reflète les conditions particulières du pays dans lequel il est né et s’est développé. L’AKP turc n’est pas le Hamas palestinien ou le Ennahda tunisien.

 S’ils font peur, c’est qu’ils ont eu recours à la violence…

Eric Rouleau. Ils y ont renoncé depuis les années 1970. Mais c’est vrai que par le passé, ils ont commis des assassinats politiques. C’est un frère musulman qui a assassiné le premier ministre Fahmi El Noukrachi en décembre 1948. Le régime s’est vengé en assassinant Hassan El Banna, le 12 février 1949. Les Frères musulmans ont ensuite été pourchassés et réprimés dans les années 1950, avec l’installation du régime laïcisant de Nasser, qu’ils ont d’ailleurs tenté d’assassiner en 1954. Depuis lors, ils n’ont cessé d’être réprimés, tout particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Moubarak. Il en a fait arrêter des milliers, plusieurs sont morts sous la torture. Il avait très peur de ce mouvement, qui a des ramifications très importantes dans le pays.

N’ont-ils pas assassiné le président Sadate en 1981 ?

Eric Rouleau. Non, c’est un petit groupe radical, le Djihad islamique égyptien, qui a assassiné Sadate pour stopper la politique de rapprochement avec Israël. Il y a eu, soit par scissions au sein des Frères musulmans, soit à côté, divers groupes islamistes terroristes, comme la Gama’a islamya qui a commis de nombreux attentats, dont celui d’Hachepsout en 1997 (1). Cette organisation armée, qui a été dissoute, avait été créée par Ayman Al Zawahiri, le numéro deux d’al-Qaida. Il avait aussi été membre du Djihad islamique, responsable de l’assassinat de Sadate. Toutes ces organisations ont disparu et il ne semble pas qu’al-Qaida soit présente en Égypte. Quant aux Frères musulmans, comme je l’ai dit, ils ont renoncé à la violence il y a quarante ans et condamnent le terrorisme.

 Quel est leur rôle actuel ?

Eric Rouleau. Interdits comme organisation politique, ils ont surtout un rôle caritatif. Ils ont couvert l’Égypte d’associations qui suppléent aux carences de l’État. Leur association de bienfaisance possède 450 filiales dans tout le pays. Ils ont des cliniques où l’on pratique une médecine gratuite, ils aident à la scolarisation des enfants, organisent les mariages… Ils sont seulement 100 000 membres, mais des millions de partisans. Pas seulement chez les plus pauvres. Ils sont forts dans la petite bourgeoisie, dans les universités, les écoles d’ingénieurs.

 Quel est leur poids politique ?

Eric Rouleau. Il est difficile à évaluer. Ils n’ont jamais été autorisés à prendre part à des élections. En 2005, Moubarak les avait laissés se présenter (sans l’étiquette FM). Les « indépendants » qu’ils soutenaient ont obtenu 88 sièges, soit 20 % des voix. Ce fut un choc pour Moubarak. Aujourd’hui, ils auraient sans doute 30 %. En fait, le courant islamiste n’est nulle part majoritaire dans le monde arabe. Ils prospèrent quand ils sont réprimés, mais perdent vite de leur influence quand ils sont autorisés, comme c’est le cas au Maroc ou en Algérie. Cela s’explique par le fait que sous les régimes dictatoriaux où aucune opposition n’est autorisée à s’exprimer, la mosquée est le seul lieu de contestation possible. Mais cela ne signifie pas que les gens approuvent leur programme.

 Quel est-il ?

Eric Rouleau. Il y a deux courants : l’un, conservateur, auquel appartient leur chef actuel, Mohamed Badie, un vétérinaire. Il veut garder le nom du mouvement et son programme ultraconservateur. L’autre, moderniste, qui prône l’ouverture, notamment en ce qui concerne la place des femmes. Il y a dix ans, des modernistes ont quitté le mouvement pour créer Al Wasat. Ils ont des coptes dans leur comité directeur et appellent à un islam démocratique et laïque. Le débat est d’autant plus aigu que se pose la question du nom que pourrait prendre le parti en cas d’élections démocratiques. La Constitution égyptienne interdit tout parti religieux. Or, jusqu’ici, les Frères musulmans ont refusé de changer de nom, ce qu’on fait d’autres partis islamiques dans le monde : le parti tunisien s’appelle Ennahda (renaissance) et le parti turc AKP (Parti du développement). Il est tout à fait impensable d’autoriser un parti islamique dans une Égypte démocratique, d’autant plus qu’il y a dans ce pays une forte minorité copte. Ce serait contre nature.

 Quel est leur modèle ? La Turquie ou l’Iran ?

Eric Rouleau. Sûrement pas l’Iran, avec lequel ils n’ont aucune relation. Ils honnissent le régime des ayatollahs. Les prétendus liens avec l’Iran sont agités pour faire des Frères musulmans un épouvantail. En réalité, les États-Unis comme Israël savent parfaitement ce qu’il en est. Ils savent que les Frères musulmans n’auront pas la majorité en cas d’élections, car il y a en Égypte un courant laïque et de gauche non négligeable. Ils n’en veulent pas pour des raisons géostratégiques, parce qu’ils savent que, dans un régime démocratique, ils exerceraient leur influence pour que l’Égypte cesse d’être le valet des États-Unis et prenne ses distances à l’égard de l’Israël actuel, expansionniste et intransigeant à l’égard des Palestiniens. C’est cela qui les effraie, et l’influence qu’un tel bouleversement pourrait avoir sur d’autres pays arabes de la région dans leurs relations avec les États-Unis et Israël.

 (1) Cinquante-huit touristes étrangers avaient été tués lors d’un attentat suicide sur ce site proche de Louxor.

 Eric Rouleau, qui collabore au Monde diplomatique, a écrit plusieurs livres sur le Proche-Orient : Israël et les Arabes, le 3e combat (Seuil 1967); Palestiniens sans patrie (Fayolle 1978); Les Palestiniens d’une guerre à l’autre (le Monde la Découverte 1984).

 Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

Publié dans International

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